Concernant le cyber harcèlement contre Afropride

Nous publions ici la lettre qui a servi de base à l’article publié sur CULT. Non pas parce que l’article est insuffisant (c’est un excellent article), mais parce que nous voulons multiplier notre discours sur le sujet et laisser une trace, aussi complète que possible, de nos positions. Nous voulons aussi créer et gérer nos propres archives de nos luttes.

Si le concept de l’intersectionnalité est de plus en plus à la mode depuis quelques années, il subie une très nette dépolitisation. Il est notamment rarement utilisé pour discuter de cas concrets d’imbrication des relations de pouvoir et des personnes qui en sont particulièrement victimes. Comme c’est le cas pour les communautés noires LGBTQ+ au Québec qui font face à multiples systèmes de pouvoir, complexes et fluides, qui créent des situations de violence sans précédent. Ce qui se passe avec Afropride en est un autre exemple.

Tout d’abord, il est évident que nous assistons à une résurgence de la haine envers la communauté LGBTQ+. Avec la montée en puissance des groupes extrémistes, les politiciens en place qui surfent sur la grossièreté du populisme pour se maintenir au pouvoir, et historiquement le fait que nous soyons entrés dans une période de retour de bâton suite aux avancées de la justice sociale : ce contexte ne peut être ignoré.

Cependant, je voudrais tempérer l’idée que nous laissons derrière nous un âge d’or pour les communautés LGBTQ+. Il est vrai qu’au cours des dernières décennies, nous avons assisté à plusieurs avancées juridiques pour ces communautés, ainsi qu’à des améliorations en termes d’acceptation publique et de représentation médiatiques. Mais ces droits ont surtout bénéficié aux membres les plus privilégiés de la communauté. Privilégiés par leur genre, leur conformité aux normes sociales en termes de formation de couples, privilégiés par leur appartenance raciale, leur statut social, leur identité cis et ainsi de suite.

En d’autres termes, ces droits et avancées n’ont pas bénéficié globalement aux personnes LGBTQ+ noires, aux immigrés, aux pauvres, aux travailleurs.ses du sexe, aux personnes trans… Le retour de bâton actuel est visible parce qu’il affecte finalement ceux qui ont gagné des droits et qui se voient à nouveau mis en danger. Il reste néanmoins capital de ne pas dresser un tableau homogène de ces dernières décennies. Au sein du milieu LGBTQ+, il y a aussi des relations de pouvoir à prendre en compte.

C’est pourquoi Afropride et toutes autres organisations par et pour les communautés racisées sont si importantes. Si vous regardez le tissu formé par les organismes de défense de la communauté LGBTQ+ au Québec, il est encore très homogène sur le plan racial. Il y a très peu de représentation des personnes noires, par exemple, et donc très peu de prise en compte de nos expériences et des spécificités de nos luttes. Il est également important de comprendre que la discrimination raciale existe aussi au sein de la communauté LGBTQ+, et qu’il est très difficile de l’aborder, et encore plus de la dénoncer. Surtout dans une région où l’on continue à affirmer qu’il n’existe pas de racisme systémique.

Il est très difficile d’aborder le fait que l’homophobie et la transphobie existent également au sein de la communauté Noire. Prenons garde néanmoins à ne pas dépeindre la communauté Noire comme étant plus homophobe ou plus exclusive que les autres – ou d’en faire quelque chose de culturel. C’est un sujet complexe, car pour le comprendre, il faut parler de l’histoire coloniale. De la façon dont nos communautés souffrent encore des conséquences de la colonisation européenne – de multiples façons et de manière extrêmement complexe. Mais surtout en ce qui concerne le rejet des identités queer.

Par exemple, nous savons que la colonisation a apporté un ensemble de valeurs et qu’elle s’est efforcée de diaboliser le panorama des identités de genre et des orientations sexuelles qui existaient avant l’arrivée des européens. Nous luttons encore contre les conséquences de ce phénomène. Autre exemple, il existe une croyance selon laquelle l’homosexualité est une “maladie de l’homme blanc” : une perversion apportée aux populations africaines par les colons. Les travaux de Charles Gueboguo, entre autres, s’attachent à démonter cette fiction en retraçant l’existence d’un vocabulaire non hétéronormatif dans les langues précoloniales. Néanmoins, l’idée que l’homosexualité est une “pratique de l’homme blanc” est encore très répandue. La non-normativité sexuelle et/ou de genre devient le symbole de la non-appartenance à la communauté noire. L’un devient exclusif de l’autre ce qui peut-être le sujet de toute une intervention spécifique.

D’autre part, la communauté LGBTQ+ a longtemps (et malheureusement encore aujourd’hui) travaillé à construire le sujet gay comme un sujet blanc. L’absence de prise en compte de l’expérience raciale contribue à la construction d’un sujet gay “sans race” et donc blanc. Lorsque nous parlons d’intersectionnalité, c’est vraiment pour illustrer tout cela. L’Afropride subit les retombées de multiples violences exercées à notre encontre. D’une part, il y a l’annulation de Carifiesta, qui est extrêmement insultante et politiquement lourde de sens pour les communautés Noires, immigrées et caribéennes, entre autres. Mais aussi, le fait que depuis des décennies, on nous martèle l’idée que la communauté LGBTQ+ a un “agenda”, et Afropride serait la preuve de cet agenda, mais cette fois-ci envers les communautés noires. Malheureusement, cette idéologie selon laquelle être noir est incompatible avec le fait d’être queer circule encore.

Le tout dans un contexte encore plus tragiquement ridicule que l’on parle du Carnaval. Littéralement, s’il y a un moment, s’il y a un événement, où les communautés noires et queer ont le plus d’opportunités d’être visibles et célébrées, c’est bien le carnaval ! Traditionnellement, c’est un moment où les codes et les genres sont renversés. C’est le moment de se moquer des conventions : c’est la quintessence du carnaval. Ces attaques contre l’Afropride sont donc un non-sens au regard de nos traditions et de notre culture.

Il y aurait encore beaucoup à écrire sur ce sujet, et nous avons essayé d’en donner un aperçu aussi large que possible. Mais il est important de comprendre que ce qui se passe avec Afropride est une manifestation au niveau micro d’un système de pouvoir au niveau macro.

C’est pourquoi, lorsque nous avons créé Harambec, en tant que trois personnes noires et queer, nous avons insisté sur le fait que nous travaillons par et pour les communautés noires, y compris les personnes queer. Car nous faisons partie de cette communauté. De plus, historiquement, les personnes noires et queer ont été à l’avant-garde de multiples luttes contre les systèmes de discrimination. Nous voulons montrer notre solidarité avec Afropride et dénoncer les violences qu’iels subissent, y compris les violences intracommunautaires. Et tant que ce type de comportement, ce type de croyance et ce type de violence feront surface, nous devons être capables de nous mobiliser en tant que communauté pour y faire face.